Dans l’entretien qu’il a accordé à La Presse, le secrétaire général du Courant démocrate évoque le projet de loi de finances 2021 qu’il juge catastrophique, répond sur la gestion de la pandémie de Covid-19 par le gouvernement Fakhfakh, sa vision du prochain dialogue national, l’avenir du Courant démocrate sans Mohamed Abbou, mais aussi les dossiers de corruption, notamment celui de la BFT.
Que pensez-vous des propositions faites au Président de la République en prévision du dialogue national, sachant que l’Ugtt y met sa proposition ?
Il faut replacer les choses dans leur contexte. Dans quelques semaines, notre pays fêtera le 10e anniversaire de la Révolution du 14-Janvier. La révolution tunisienne a éclaté sur fond de contestation sociale contre la pauvreté, la marginalisation, l’injustice sociale, le chômage, l’illettrisme et le déséquilibre entre les régions. C’est pourquoi les attentes des Tunisiens sont énormes aujourd’hui. Les Tunisiens sont toujours dans l’attente d’une justice sociale, de la création d’emplois et du développement économique, entre autres. Les jeunes espèrent toujours bâtir un avenir meilleur.
Sur le plan politique, les Tunisiens aspiraient à la démocratie et une alternance pacifique du pouvoir. Si nous avons réussi à préserver l’aspect pacifique de notre révolution, l’élaboration d’une Constitution, l’organisation d’élections législatives, présidentielles et municipales, nous n’avons malheureusement pas fait des avancées économiques et sociales. Sur ces deux derniers volets, nos concitoyens sont toujours dans l’attente que les choses bougent, enfin et avouons-le, l’attente s’est éternisée. C’est pourquoi il est venu le temps d’ouvrir un dialogue national d’ordre social et économique avec la participation de partis politiques, d’organisations nationales, d’experts, des compétences, et de personnalités nationales, et ce, pour établir une stratégie nationale dans la perspective de revoir le modèle du développement économique qui est à bout de souffle. Il est temps aussi de restructurer les entreprises publiques qui asphyxient les finances publiques. Il y a aussi une nécessité de refonte de nos caisses sociales. Nous devons établir une nouvelle législation favorisant un climat plus attractif pour l’investissement intérieur et extérieur. Le mécanisme de la subvention doit être également revu pour qu’il atteigne les personnes qui doivent en bénéficier. Il est temps de créer de nouvelles richesses et savoir les redistribuer équitablement. Pour que ces richesses soient équitables, une mise à niveau de la politique d’employabilité s’impose. Quels emplois créer, où installer les nouvelles entreprises et dans quel secteur d’activité investir ? Notre système de santé, l’éducation nationale, sont autant de secteurs qui nécessitent une réflexion profonde. Tout cela exige une nouvelle législation et une stratégie nationale différente pour aboutir à des réformes structurelles que doivent adopter les prochains gouvernements et qui soient soutenues par les partis politiques et les organisations nationales. C’est ce que doit apporter le dialogue national car on ne peut plus faire du neuf avec du vieux en insistant à faire les mêmes choix sociaux et économiques qui ont atteint leurs limites. Sinon, on n’avancera pas et on continuera à voir défiler des gouvernements de gestion d’affaires courantes plus qu’autre chose.
Au Courant démocrate, nous avons fait le choix de participer à ce dialogue national avec la conviction qu’il doit se dérouler sous le patronage du Chef de l’Etat, qui est le symbole de l’unité nationale, mais aussi pour sa légitimité électorale, d’autant qu’il est au-dessus de tous les conflits qui divisent les partis politiques, notamment au sein de l’ARP. Le Courant démocrate est en contact avec les différents acteurs de la scène publique pour les convaincre de prendre part à cette initiative.
Comment voyez-vous le paysage politique depuis l’accession au pouvoir du gouvernement Mechichi, soutenu par une nouvelle « troïka » composée d’Ennahdha, Qalb Tounès et la Coalition Al-Karama ?
Honnêtement, le paysage politique actuel est éparpillé. Ce gouvernement de technocrates bénéficie d’une nouvelle « troïka » qui s’est formée autour d’Ennahdha. C’est un gouvernement qui n’est pas en harmonie avec le régime politique instauré par la Constitution de janvier 2014. Nous parlons d’un régime parlementaire. De surcroît, le gouvernement est censé être composé et par la suite soutenu dans ses choix politiques par la majorité parlementaire qui le forme. C’est l’essence même du régime parlementaire. Or, nous nous trouvons aujourd’hui face à un gouvernement fantôme qui n’est pas représentatif du vote du peuple. Un gouvernement illégitime qui n’a ni vision ni stratégie pour remettre le pays sur les rails. Même si les ministres ne sont en place que depuis peu, leur prestation est modeste. Ils donnent la forte impression qu’ils ne sont pas prêts pour mener le combat épineux des grandes réformes. Au départ, c’était censé être un gouvernement de technocrates, mais du moment qu’il a obtenu la confiance du Parlement, c’est devenu l’exécutif de la nouvelle « troïka ». C’est un gouvernement qui subit le harcèlement de cette « troïka » qui ne défend que ses propres intérêts. C’est pourquoi le Courant démocrate exige que Hichem Mechichi défende l’impartialité de son gouvernement et qu’il reste au-dessus de tous les partis politiques. Un véritable gouvernement indépendant et porteur de projet comme il est censé l’être. Sinon, que Monsieur Mechichi forme un gouvernement affichant clairement son appartenance politique à la « troïka » qui le soutient. Ainsi, il mettra à exécution le programme électoral de la majorité formée par la « troïka ». Dès lors, l’opposition pourrait jouer son rôle et savoir à quoi s’en tenir. L’électeur tunisien pourrait avoir une idée claire afin de pouvoir faire son choix lors des prochaines élections. Mais qu’on reste avec un gouvernement qui se réclame technocrate alors que c’est la vitrine d’une troïka au pouvoir, ce n’est plus possible. Car aux prochaines élections, il n’est pas exclu que les partis qui soutiennent aujourd’hui le gouvernement Mechichi le renient s’il échoue. Que tout un chacun prenne ses responsabilités et les assume devant le peuple en toute clarté. Dans tous les cas de figure, le Courant démocrate n’acceptera pas d’intégrer un gouvernement présidé par Hichem Mechichi et auquel participeraient les partis politiques formant l’actuelle « troïka ».
Vous étiez ministre au gouvernement Fakhfakh. Sa démission sur fond de soupçon de corruption était-elle nécessaire ?
Il s’est avéré avec le temps que, dès le départ, certains acteurs politiques s’activaient dans les coulisses pour faire tomber le gouvernement Fakhfakh. Et quand je parle d’acteurs politiques, je vise essentiellement le mouvement Ennadha. Car dès le départ, les dirigeants d’Ennadha n’étaient pas favorables à sa composition telle qu’elle a été faite, ni du projet réformiste qu’il portait. Pour rappel, le gouvernement Fakhfakh a réussi à réunir des partis politiques dont les idées divergeaient autour d’un même projet. Je pense que ce gouvernement a réussi à combattre la première vague de l’épidémie de Covid-19. Malheureusement, Ennahdha mijotait dès le départ de le faire tomber avant-même sa formation. Le soupçon de corruption n’était qu’un prétexte pour le faire tomber. Je ne suis pas habilité à juger la véracité de ce soupçon de corruption. C’est un dossier qui est actuellement du ressort de la justice. A mon humble avis, Elyès Fakhfakh a bien fait de démissionner et retirer ainsi le tapis sous les pieds des dirigeants d’Ennadha et leurs alliés, Qalb Tounès et la Coalition Al-Karama. En démissionnant, Elyès Fakhfakh a rendu la manœuvre politique aux mains du Président de la République. Malheureusement, le Président Kaïs Saïed semble ne pas avoir choisi, cette fois-ci, la bonne personne pour composer un nouveau gouvernement. Je ne pense pas que Hichem Mechichi ait un projet réformiste ou l’aptitude à prendre les choses en main. Une faible prestation conjuguée à l’improvisation caractérise sa gestion des affaires publiques.
Elyès Fakhfakh était-il obligé d’engager un bras de fer avec Ennahdha ? S’il avait accepté de remanier son gouvernement en intégrant Qalb Tounès, il serait resté au pouvoir…
Je ne pense pas qu’Elyès Fakhfakh ait accepté de remanier son gouvernement, car il refusait l’idée même d’intégrer Qalb Tounès. En outre, Ennahdha n’était pas emballé par l’idée de faire partie d’un gouvernement qui regroupait le Mouvement du peuple et le Courant démocrate. Ennahdha considérait notre gouvernement comme celui de la nécessité et était en même temps dans une coalition parlementaire autre que celle qui formait le gouvernement Fakhfakh. Il faut revenir à la séance plénière qui a porté Rached Ghannouchi à la tête de l’ARP pour connaître les alliés d’Ennahdha. Ses orientations politiques sont complètement différentes de celles de Fakhfakh. Par ailleurs, le gouvernement Habib Jemli a eu le soutien de Qalb Tounès et de la Coalition Al-Karama. Mais au final, Qalb Tounès a choisi de ne pas voter car il craignait une alliance avec la Coalition Al-Karama. Elyès Fakhfakh était proposé par Tahya Tounès et le Courant démocrate. Ils étaient dans l’obligation d’accepter cette nomination. Fakhfakh est proche des idéaux de Tahya Tounès, du Courant démocrate et le Mouvement du peuple. Ces partis politiques devaient, naturellement, faire partie de son gouvernement. Quant à Ennahdha, il jouait sur deux axes politiques. D’un côté, il faisait partie de l’alliance gouvernementale. De l’autre, il s’appuyait sur une alliance parlementaire qui se proclamait dans l’opposition. Quand l’occasion s’est présentée, ils ont signé la pétition de retrait de confiance.
Quel avis donneriez-vous sur la loi de finances de 2021 qui a été adoptée en commission parlementaire ?
La loi de finances, par définition, reflète la politique générale adoptée par le gouvernement. Or, une loi de finances qui ne reflète pas une vision claire et ne contient pas de stratégie réformiste ne peut conduire qu’à la catastrophe. D’ailleurs, les experts le disent : cette loi de finances 2021 conduira à la faillite de l’Etat tunisien. Elle augmentera l’endettement. Son contenu est creux et elle a été faite d’une manière improvisée sur tous les plans. Une loi qui ne tient pas compte de l’impact de la crise du Covid-19. Cette loi, qu’elle passe ou que le Parlement la rejette, aura dans les deux cas un impact catastrophique. C’est pourquoi au niveau du bloc démocratique, nous comptons émettre des propositions pour apporter les rectificatifs que nous jugeons nécessaires pour équilibrer cette loi de finances. Dans tous les cas, tant que la prestation du gouvernement est faible et sans vision claire, il sera difficile de réformer cette loi de finances.
Comment jugez-vous la gestion de la crise du Covid par le gouvernement Mechichi ? Les mesures prises sont-elles suffisantes ?
Honnêtement, nous ne voulons pas surenchérir sur le gouvernement. Moi-même je faisais partie d’un gouvernement qui était appelé à gérer cette crise sanitaire sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Il n’y a pas de recette toute faite. Il y a des pays qui sont mieux lotis que le nôtre, voire de grandes puissances, qui ont des systèmes de santé développés et qui se sont trouvés dans des situations critiques. On est en train, un peu partout dans le monde, d’appliquer de nouveau des mesures aussi strictes que lors de la première vague. Toute l’humanité souffre de cette épidémie et semble avoir échoué à la combattre. Toutefois, des experts affirment que le gouvernement actuel n’a pas pris des mesures suffisamment strictes pour stopper la propagation du virus. Il n’y a pas non plus un accompagnement social et économique aux secteurs d’activité qui souffrent de l’impact de cette épidémie comme l’a fait le gouvernement Fakhfakh. Le gouvernement actuel se contente d’exiger des Tunisiens de porter la bavette sous peine d’être sanctionnés financièrement. Des décisions par moments manquant de stratégie, notamment celle de donner libre arbitre aux gouverneurs d’appliquer le couvre-feu. Il n’y a pas de stratégie établie et des objectifs clairs à atteindre. D’ailleurs, on a enregistré plus de 2.000 décès en l’espace de deux mois et demi. Le bilan de notre gouvernement est de 50 décès lors de la première vague. Les solutions existent, mais nécessitent des moyens colossaux, outre le fait que nous faisons face à un manque flagrant de prise de conscience collective chez une frange importante de la population.
Bon nombre d’observateurs accusent le gouvernement Fakhfakh, dont vous faisiez partie, d’être l’un des principaux responsables de la propagation de la deuxième vague du Covid-19 à cause de l’ouverture des frontières sans exiger le fameux test PCR…
Je tiens à rappeler qu’à l’ouverture des frontières, le 27 juin dernier, nous étions à zéro contamination et zéro décès par jour. Nous avions traversé la première vague sans véritables dégâts et il y avait une forte pression d’ouvrir même partiellement les frontières afin de permettre à la communauté tunisienne à l’étranger de retourner au pays. C’est que bon nombre de nos concitoyens étaient bloqués à l’étranger. Il fallait aussi permettre aux hôteliers de reprendre leur activité et essayer de sauver ce qui restait de la saison touristique, sachant qu’un protocole sanitaire a été mis en place. Je vous affirme que, chiffres à l’appui, aucun touriste n’est rentré au pays portant le virus. Par contre, il est probable que des Tunisiens de retour des pays du Golfe notamment aient propagé le virus. Je ne peux pas nier cela. C’est une hypothèse qui tient la route. Il faut avouer aussi que le protocole sanitaire n’a pas été tout le temps respecté, en tout cas par bon nombre d’arrivants. Rappelons-nous aussi que lorsque nous avons décidé d’ouvrir nos frontières, la majeure partie des pays à travers le monde l’ont fait à la même période. C’était une tendance mondiale. Aujourd’hui, la plupart des pays ont refermé partiellement leurs frontières. De plus, la deuxième vague du Covid-19 n’est pas propre à la Tunisie mais touche l’humanité dans son ensemble. Ce serait injuste aujourd’hui de dire que c’est l’ouverture des frontières qui a causé la situation actuelle dans notre pays. Cette deuxième vague touche tout le monde, sans exception. Il y a même probabilité d’assister à une troisième vague de l’épidémie, ce que nous ne souhaitons évidemment pas. Espérons que le vaccin parviendra à stopper la contamination et éradiquer cette épidémie. Nous avons pris les mesures nécessaires et ouvert les frontières quand il fallait le faire. Maintenir les frontières fermées aurait provoqué des grèves et un soulèvement social.
Concernant le test PCR, il y avait une classification des pays en zones verte, orange et rouge, selon le taux de contamination. Cette classification et le protocole sanitaires mis en place étaient une réussite ou pas ? Chacun y va de sa propre analyse. Comme je l’ai dit, de grands pays souffrent de cette crise sanitaire. Regardez l’exemple des Etats- Unis. Donald Trump a pris à la légère l’épidémie et elle s’est propagée d’une manière exponentielle.
Mohamed Abbou, l’un des piliers du Courant démocrate, a quitté récemment la scène politique…
C’est un choix personnel. Il a fait une évaluation de son parcours politique aussi bien au Courant démocrate que lors de ses deux passages au gouvernement. Quand il a décidé de quitter la vie politique, Mohamed Abbou n’a pas exposé la question au sein du parti. C’est sa décision personnelle. Je sais, connaissant l’homme, qu’elle a été mûrement réfléchie et je respecte son choix. Aujourd’hui, Mohamed Abbou est toujours un adhérent au Courant démocrate. Il n’a plus de responsabilité au sein du parti. Mais il faut savoir que dès le départ, nous avons fondé le Courant démocrate pour être une institution avant d’être un parti politique. Par ailleurs, en l’espace d’une semaine, des élections ont été organisées au sein du parti pour élire un nouveau secrétaire général.
Justement, vous avez remplacé Mohamed Abbou au poste de secrétaire général du Courant démocrate. Quelles sont les nouvelles responsabilités qui vous incombent ?
Politiquement, le Courant démocrate a cumulé les expériences. Notre parti était dans l’opposition durant 7 ans. Il s’est opposé à plus de quatre gouvernements consécutifs. C’était une opposition constructive. Une force de proposition. Une opposition qui n’hésitait pas à mettre au grand jour les dépassements. Notre parti n’a pas hésité à rendre publics des dossiers de corruption. Aujourd’hui, après avoir exercé le pouvoir, même si de courte durée, notre parti politique a gagné en maturité. Aujourd’hui que nous avons connu de près les rouages de l’Etat et les contraintes du pouvoir, je pense que les leaders du parti, dont la majorité a fait partie du gouvernement, seront des opposants plus responsables, car plus matures. Mais notre ligne de conduite restera la même : combattre la corruption, avec un discours plus rationnel, car nous avons fini par comprendre en exerçant le pouvoir que la réforme ne peut se faire que par étapes et par la concertation, d’où la nécessité du dialogue national qui devra dessiner un nouveau modèle de développement économique à l’horizon 2030, voire 2040.
Le Courant démocrate aura-t-il le même poids sur la scène politique sans Mohamed Abbou ?
Le parti conservera ses idéaux, tout en évoluant dans l’exercice de son rôle sur la scène politique en étant un parti social. Il demeurera également le premier parti d’opposition qui adoptera comme toujours les aspirations de la révolution. Mais il faut dire aussi que tout leader influence par sa forte personnalité et son charisme les orientations de son parti. Mohamed Abbou est un homme politique charismatique. Aujourd’hui, il préfère se contenter du rôle d’observateur.
Cela n’empêchera pas le Courant démocrate de poursuivre sa mission car avant qu’il soit un parti politique, c’est une institution démocratique. Les hommes passent, mais les institutions restent. Le Courant démocrate, c’est le parti de la classe moyenne, des intellectuels et continuera son combat pour une justice sociale.
Le Courant démocrate est le seul parti fondé après la révolution qui reste toujours debout. Tous les autres partis fondés après la révolution ont disparu ou occupent les dernières places, n’ayant plus un poids réel sur la scène politique tunisienne. Qalb Tounès n’est pas une institution démocratique. Il a été fondé par un magnat des médias. Nabil Karoui a constitué une machine électorale. Il a gagné les élections en occupant des sièges à l’ARP, mais disparaîtra un jour ou l’autre.
Combattre la corruption a toujours été le « fonds de commerce » politique du Courant démocrate. Jusqu’à quel point votre parti a réussi dans sa mission ?
Quand notre parti levait le slogan du combat de la corruption, cela irritait les gens. Mais avec le temps, le peuple tunisien a fini par adopter notre discours et faire du combat de la corruption sa priorité. C’est devenu même une culture sociale. Ce slogan, nous voulons qu’il émane de tout le peuple tunisien et pas seulement du Courant démocrate qui prône aussi les réformes, tous secteurs confondus.
Vous étiez ministre des Domaines de l’Etat. Où en est-on avec les biens spoliés ?
D’abord, je tiens à préciser que j’étais ministre des Domaines de l’Etat dans un gouvernement qui n’est resté que six mois au pouvoir et qui a présenté sa démission après seulement quatre mois d’exercice dont deux marqués par la crise sanitaire du Covid-19. Durant ces deux mois de crise sanitaire, les ministères et les administrations étaient pratiquement à l’arrêt à cause du confinement. Il est difficile en six mois d’exercice et dans les conditions exceptionnelles que je viens de citer de faire grand-chose. Beaucoup de dossiers étaient sur la table. J’ai essayé comme je pouvais durant la courte période où j’étais ministre de faire avancer les choses. J’ai émis beaucoup de projets de loi qui ont été soumis au Parlement. J’ai également signé des décisions gouvernementales pour régulariser des situations de biens immobiliers et de terrains. En ce qui concerne la restitution de l’argent public spolié par les membres de l’ancienne famille régnante, j’ai découvert que ce dossier était du ressort du chargé des litiges de l’Etat. Les ressources humaines chargées de ce dossier épineux étaient modestes, outre la mauvaise coordination entre les institutions de l’Etat en charge du dossier. Il fallait créer une commission chargée de la restitution de l’argent public spolié regroupant tous les intervenants pour une meilleure coordination entre eux. J’ai fait la triste découverte qu’après dix ans, il est difficile aujourd’hui, voire impossible, de récupérer l’argent volé car en 2021 nous aurons attendu 10 ans. Durant le mandat des cinq ans d’Ennahdha et de Nida, il n’y avait aucune volonté politique et aucun travail n’a été fait pour récupérer les biens spoliés et l’argent volé. Ennahdha était contre la justice transitionnelle et la restitution des biens spoliés s’inscrit dans ce cadre. Les leaders d’Ennahdha considéraient l’argent spolié comme propriété des ses anciens détenteurs et, souvenons-nous, ils attaquaient régulièrement l’Instance de la justice transitionnelle, sans oublier la loi sur la réconciliation qu’ils voulaient imposer à tout prix. Bref, les cinq ans de l’alliance Ennahdha-Nida ont empêché la Tunisie de récupérer une grande partie de l’argent spolié. Le Président de la République vient de créer une commission au palais de Carthage pour récupérer cet argent spolié. J’espère qu’elle fera l’effort diplomatique nécessaire, car sur le plan juridique, les choses sont devenues quasi-impossibles. Le gel des sommes d’argent sera levé à partir de l’année prochaine, sachant que des pays asiatiques et la région du Golfe n’ont pas été suffisamment coopératifs. Espérons que la présidence de la République s’activera dans ce sens.
L’affaire de la BFT a fait couler beaucoup d’encre. Où en est-on avec cette affaire ?
Cette affaire remonte à 1982. La société de l’ABCI, via monsieur Abdelmajid Bouden, a investi à l’époque 4,2 millions de dollars dans la BFT. Depuis, l’ABCI est entrée en conflit avec l’Etat tunisien. Le conflit a commencé en 1984 en rapport avec l’octroi des intérêts du montant investi par l’ABCI. Un accord à l’amiable a été trouvé en 1989. Abdelmajid Bouden, qui a écopé de 7 ans de prison, était contraint de signer cet accord à l’amiable en léguant ses actions à la BFT. Mais il s’est opposé par la suite à cet accord et a poursuivi l’Etat tunisien en déposant dans un premier temps une requête judiciaire à Paris, un procès qu’il a perdu en 2003. Il a saisi la CIRDI, seule habilitée à trancher des affaires internationales d’investissement. Abdelmajid Bouden a accusé l’Etat tunisien d’accorder des prêts sans caution. Il faut savoir qu’il est vrai que du temps de Ben Ali, la famille régnante accordait des prêts sans caution. Les accusations de monsieur Bouden tiennent, certes, la route, mais lui aussi est impliqué dans des affaires de mauvaise gestion comme celle de la BFT. Deux dates importantes à retenir dans cette affaire. En février 2011, la CIRDI a obtenu l’exclusivité de trancher cette affaire, car elle entre dans ses prérogatives. En juillet 2017, la CIRDI a rendu son verdict, imputant la responsabilité de la mauvaise gestion de l’exploitation d’un investissement étranger à l’Etat tunisien.
Pour résumer, l’Etat tunisien est dans une mauvaise posture dans cette affaire. La CIRDI devra rendre son verdict au début de l’année prochaine. L’Etat tunisien doit trouver un accord à l’amiable pour arrêter les frais. Nous n’avons pas vraiment le choix. L’affaire de la BFT est l’exemple le plus frappant de l’ampleur de la corruption qui frappe le pays depuis de longues années.